Sobriété éditoriale

Logo HTML5 devant une multitude de pages imprimées

Le contenu est roi👑

Les statistiques varient légèrement selon les sources, car elles sont difficiles à établir. Mais le chiffre de 7 millions d'articles de blog postés chaque jour dans le monde en 2024 se situe dans la fourchette basse.

Or, bien que cela soit difficilement quantifiable, il est évident qu'une proportion importante de ces articles est écrite uniquement dans un objectif SEO : blogs de marques souhaitant "ranker" sur certains mots-clés, Private Blog Networks (PBN) des agences SEO, blogs d'affiliation, etc.

Les mots "rewrite... edit... rewrite... edit..." tapés sur une feuille à la machine à écrire

D'ailleurs, quand j'ai ouvert mon blog rural, beaucoup m'ont demandé quelles requêtes j'avais ciblées. D'autres se sont étonnés que je rédige des billets sans avoir évalué au préalable leur potentiel d'engagement sur les réseaux sociaux. Pourtant, c'est bien mon choix : j'écris ce blog librement, émancipé des KPI !

Mais le roi est mort😢

Autant le dire sans ambages : je soupçonne fortement le content marketing d'être une activité nuisible, une pollution éditoriale, mentale et environnementale, qui vide le web de son sens. Et avec la déferlante des outils IA au service de la rédaction web, l'optimisme n'est pas de rigueur.

Même Google se trouve à la peine face au spam SEO qui inonde le web. En 2024, le moteur de recherche a multiplié les mises à jour pour faire barrage à ces contenus médiocres et trompeurs (lire ici par exemple dans le blog de Google), mais certains experts commencent à croire que la bataille est peut-être perdue.

Récemment, la presse spécialisée s'est fait l'écho d'une étude menée durant un an par plusieurs universités et instituts allemands, et publiée en 2024. Dans cette étude, les chercheurs démontrent la baisse progressive de la qualité des résultats fournis par les moteurs de recherche, et mettent en cause les abus du SEO et de l'affiliation.

12 graphiques extraits de l'étude allemande sur le spam SEO
Graphiques fournis par l'étude allemande sur le spam SEO

Bref rappel des faits...

Je me souviens encore des barrières qui tombèrent entre 1992 et 1994 concernant l'utilisation commerciale d'Internet, jusqu'alors strictement interdite. J'étais encore élève-ingénieur à l'INSA, et certains enseignants nous alertaient de cet abandon du réseau à la sphère marchande.

Aujourd'hui, mes étudiant·e·s sont interloqué·e·s d'apprendre qu'il fut longtemps interdit d'envoyer une facture en pièce jointe d'un e-mail (court résumé du houleux débat disponible sur Wikipédia). Si Internet était resté réservé aux organisations à but non lucratif, comme ce fut longtemps le cas, aurions-nous connu de telles dérives ? Je ne le crois pas...

Par curiosité, et un peu par nostalgie, je suis allé visiter le tout premier site web de l'histoire d'Internet.

Créé évidemment au CERN en 1992 par Tim Berners-Lee et son équipe, ce site fournit quelques informations et ressources sur le projet qu'est alors le web à cette époque, et il est toujours en ligne 😍

Portrait de Tim Berners-Lee face à un bâtiment ancien
Sir Tim Berners-Lee
(d'après Paul Clarke CC BY-SA 4.0 Wikimedia Commons)
Search engines
Now the web of data and indexes exists, some really smart intelligent algorithms ("knowbots?") could run on it. Recursive index and link tracing, Just think...

En cliquant sur "How to help?" puis sur "Write some software", les inventeurs du web proposent plusieurs idées aux développeurs désireux de soutenir le projet, et déjà... un moteur de recherche ! Le concept de bots y est même déjà envisagé 🤯

Quelques lignes plus bas, on trouve une autre suggestion également visionnaire : un webmail. En 1992 en effet, les e-mails se géraient encore en lignes de commande.

Mail manager
A hypertext view of a mail archive with lists of messages by author, topic, with links between messages. A friendly face on a mail archive would be a great project management tool.

La messagerie électronique, d'ailleurs, autre application d'Internet victime d'un spam marketing aussi massif qu'indésirable (c'est même comme ça qu'on l'appelle...).

Premier sur Google

Lorsque je travaillais pour mon agence low-tech PetiLabo, les clients attendaient systématiquement que leur site soit "premier sur Google". Et lorsque je travaillais au service client de SiteW.com, la même question revenait régulièrement : "Comment être premier sur Google" ?

Il fallait alors identifier les requêtes principales, et généralement, confronter le client à la dure réalité du SEO. J'ai le souvenir de clients visant instantanément la première position sur "bijou fantaisie" ou "tee-shirt personnalisé" par exemple 😬

Ces attentes n'avaient rien d'illégitime en soi, mais les efforts à consentir étaient sans commune mesure avec le budget SEO disponible (0€ en moyenne !). La solution : obtenir que le client renonce à ses rêves de gloire, et négocier des objectifs plus "longue traîne".

Eric Schmidt, Sergey Brin et Larry Page, CEO et fondateurs de Google
Eric Schmidt, Sergey Brin et Larry Page, CEO et fondateurs de Google
(d'après Joi Ito CC BY 2.0 Wikimedia Commons, 2008)

À mes yeux cependant, travailler sur la longue traîne ne constitue en rien un renoncement. Bien au contraire, c'est l'occasion d'affiner son positionnement, d'éclaircir son offre et sa cible, et finalement, de produire des contenus uniques et de qualité - exactement ce que Google privilégie avec ses critères E-E-A-T.

Sobriété éditoriale

En France, le concept de sobriété éditoriale doit beaucoup au travail de formalisation et de diffusion produit par Ferréole Lespinasse. Elle est notamment l'auteure d'un guide pratique, frappé au coin du bon sens, intitulé Sobriété éditoriale, 50 bonnes pratiques pour écoconcevoir vos contenus web.

Il est d'ailleurs étonnant que sur un sujet si important, pour ne pas dire crucial, les relais ne soient pas plus nombreux.

Selon Ferréole Lespinasse, la sobriété éditoriale repose sur quatre piliers.

  • Alignement et sincérité de la communication
  • Utilité, clarté et efficacité des contenus
  • Durabilité, entretien et pilotage du cycle de vie de l'information
  • Responsabilité, humilité et respect dans sa prise de parole

Et les bénéficiaires d'une telle approche sont les "3 P" :

  • Personnes : réduction de la charge mentale des internautes, contenus répondant efficacement à la recherche...
  • Prospérité de l'organisation : rationalisation des processus de production de contenu, plus forte valeur ajoutée pour les rédacteurs comme pour les lecteurs
  • Planète : désencombrement des serveurs et des réseaux, donc moins de matériel et moins d'énergie dépensée
Couverture du livre "Sobriété éditoriale" par Ferréole Lespinasse
Sobriété éditoriale : 50 bonnes pratiques pour écoconcevoir vos contenus web, par Ferréole Lespinasse

Je me désolidarise, en revanche, de l'accusation qui est faite, dans ce livre, envers les contenus ne générant pas d'audience en provenance de Google. En effet, Ferréole Lespinasse cite une étude de Ahrefs selon laquelle, en 2018, 90% des pages et articles publiés sur le web ne recevaient aucune visite depuis le moteur de recherche. Ces publications boudées sur Google seraient les coupables du World Wide Waste. Or je suis en total désaccord avec ce critère de l'efficacité SEO, les véritables pollueurs étant, précisément, les contenus bullshits déversés dans un seul but SEO.

Pour conclure

Une logique de compétition acharnée aboutit aujourd'hui à inonder le web d'articles partiellement ou entièrement rédigés par l'IA, afin de gagner la bataille auprès des IA de Google qui analysent les pages web (et qui, au passage, archivent et dupliquent plusieurs fois ces contenus).

Dans ce fatras de mots écrits par les IA pour les IA, il semble que l'intérêt réel des contenus pour l'internaute s'égare progressivement, et la place du rédacteur humain se trouve elle-même de plus en plus marginalisée.

Des statistiques récentes indiquent qu'un internaute passe en moyenne 6h40 par jour sur Internet, mais qu'une visite sur un site Internet dure en moyenne moins de 2 minutes. Il semblerait que notre capacité à rester concentrés sur un texte soit en chute libre, mais à qui la faute ?

Pour la production éditoriale comme pour beaucoup d'autres industries, il est grand temps de choisir la sobriété.