Il est désormais bien connu que les technologies numériques ont un fort impact environnemental, dépassant notamment celui du transport aérien. Or, tandis que nous devrions réduire drastiquement cet impact, nous assistons au contraire à son explosion. Croissance de la demande en terminaux (smartphones, objets connectés), en puissance de calcul (cryptomonnaies, intelligence artificielle), en bande passante (cloud computing, streaming), etc.
Dans cet océan de ressources mobilisées par le numérique, l'écoconception web ne semble qu'une infime goutte d'eau. Que pèsent les quelques ko durement gagnés sur une page web ?...
- Quand chaque jour, 1 milliard d'heures de vidéos sont regardées sur YouTube ?
- Quand les contenus pornographiques représentent 20% de l'impact énergétique des usages numériques ?
- Quand, à lui tout seul, Netflix consomme 15% de la totalité de la bande passante mondiale ?
- Quand les besoins électriques de l'IA doubleront entre 2024 et 2026, poussant les GAFAM à se doter de leurs propres centrales nucléaires ?
Votre site écoconçu reçoit mille visites quotidiennes ? Bravo, c'est un beau succès ! Mais dans la même journée, en France, le site voiranime.com aura reçu 15 millions de visites générant chacune 30 minutes de streaming vidéo illégal. Et, toujours en France, toujours dans cette même journée, 750 MWh d'électricité auront été dépensés pour miner du bitcoin 😒
Nouveaux récits
Au milieu de cette frénésie consumériste, l'écoconception web n'est-elle qu'une utopie de geeks doux rêveurs ?
Tout d'abord, même si le poids des sites web s'avère relativement secondaire, il n'en pas négligeable pour autant. Des milliards de pages web étant visitées chaque jour, même une réduction marginale de leur empreinte énergétique peut avoir un impact significatif à grande échelle. Donc, techniquement, cela vaut toujours le coup : ouf 😅
Si l'effet multiplicateur justifie les efforts d'écoconception, la démarche vaut plus encore pour son exemplarité et pour les valeurs qu'elle véhicule. La sobriété numérique interroge profondément les pratiques et les usages dans un secteur qui dilapide les ressources à un rythme effrené, et en tire des profits colossaux 💰
Il s'agit donc aussi, et peut-être surtout, d'une véritable bataille culturelle, d'un contre-récit face aux discours dominants, d'un combat contre-hégémonique.
Contre-hégémonie

La contre-hégémonie consiste à créer une nouvelle vision du monde, une nouvelle culture et des institutions alternatives qui remettent en question l'hégémonie dominante.
Journaliste, intellectuel, militant, fondateur du Parti communiste italien (PCI), Antonio Gramsci fut emprisonné dans les geôles mussoliniennes dès 1926. Dans ses Cahiers de prison, sur les fondements de la pensée marxiste, il produisit de nombreux concepts dont notre époque redécouvre aujourd'hui l'acuité.
Parmi ces concepts, l'hégémonie culturelle désigne un levier par lequel une classe dominante impose ses valeurs et sa vision du monde aux autres classes, en les faisant passer pour naturelles ou universelles. Ainsi pourrait-on qualifier l'idée de croissance illimitée qui sévit dans l'écosystème numérique et qui repose sur des valeurs qui ont été largement naturalisées :
- Le progrès technique et sa monétisation, présentés comme une voie de bonheur et d'émancipation
- Le climat, l'environnement, les ressources naturelles, perçus comme exploitables sans limites
- Le technosolutionnisme, qui compte sur la technologie pour résoudre les problèmes qu'elle-même engendre
Ces croyances, profondément ancrées, rendent difficile la remise en question des modes de production et de consommation. Pourtant, elles ne sont ni neutres ni universelles, mais bien les artefacts d’une hégémonie culturelle exercée par le système économique dominant.

Selon Antonio Gramsci, la révolution prolétarienne annoncée par Karl Marx n'est jamais advenue parce que les valeurs des classes dominantes se sont répandues dans toutes les couches de la société. Pour ne pas perdre la bataille culturelle, il importe donc de créer et diffuser une contre-hégémonie :
- Proposer des idées alternatives qui remettent en question les valeurs dominantes
- Changer les imaginaires collectifs et promouvoir des récits valorisant la sobriété numérique
- Développer des alternatives concrètes et montrer que l'écoconception web est autant réalisable que désirable
Quelle connerie la guerre
Oh Barbara
Quelle connerie la guerre
Qu'es-tu devenue maintenant
Sous cette pluie de fer
De feu d'acier de sang

(d'après Catherine Prévert CC BY-SA 1.0 Wikimedia Commons)
Les grands acteurs économiques possèdent un extraordinaire pouvoir de prescription. Marketing, lobbying, médias, algorithmes, relais institutionnels... ils dirigent et contrôlent la fabrique du consentement.

Par exemple, comme le souligne en conclusion le fascinant documentaire L'horreur existentielle de l'usine à trombones, l'actuelle course folle aux IA n'a pour seul moteur que la quête hégémonique : guerre économique pour les multinationales, domination géopolitique pour les États.
C'est d'ailleurs ni plus ni moins que le discours tenu par Eric Schmidt lors de sa conférence à Stanford durant l'été 2024. L'homme qui fut CEO de Google jusqu'en 2011, ne se sachant pas filmé, s'est "lâché" d'une façon assez sidérante 🤯
Sur le seul sujet du retard pris par Google face à OpenAI, il affirme :
- La faiblesse de Google, c'est de respecter l'équilibre vie personnelle/vie professionnelle de ses employés. Les gagnants sont ceux qui essorrent leurs employés jusqu'à la dernière goutte, comme Elon. Le repos, c'est pour les perdants.
- Google s'inquiétait du respect des droits d'auteur dans l'entraînement des IA. Mais c'est une erreur : volez sans scrupules tout ce qu'il y a à voler, devenez le leader, et vous pourrez ensuite embaucher une armée d'avocats.
- Les dirigeants de Google freinaient à cause des dangers que les LLM font peser sur la société, or c'est en accélérant qu'on gagne. Des règlementations auraient pu imposer à tout le monde de ralentir, mais se rejouit-il, on a laissé le champ libre à la guerre commerciale.

Certes, je résume assez librement, mais les propos étaient tellement explosifs que l'université de Stanford a supprimé la vidéo presque immédiatement, vu le tollé qu'elle soulevait. Heureusement, certains ont eu le temps de la copier et de la transcrire. On peut y entendre, littéralement, des phrases comme "les pays riches deviendront encore plus riches, et les autres feront comme ils peuvent" 😱
Face à de telles dérives éthiques de la part des acteurs hégémoniques, il importe, ô combien, qu'une contre-hégémonie s'exprime, lance les alertes nécessaires, et soit ce frein dont les puissants ne veulent pas.
Votre fil LinkedIn déborde d'injonctions à ne pas rater le virage de l'IA ? Ce n'est peut-être là qu'une expression de l'hégémonie culturelle, dont les zélateurs rivalisent en effet de messages d'allégeance. Car en réalité, le seul virage à ne pas rater, c'est celui de la transition écologique 🌱
Make code, not war

J'aurais pu emprunter bien d'autres tours et détours, pour en aboutir toujours à la même conclusion. L'écoconception web, j'y reviens, incarne une contre-culture. Dit autrement, elle propose un récit contre-hégémonique.
Comme toutes les contre-cultures, bien que minoritaire, l'écoconception web porte une voix indispensable au maintien d'un modèle contradictoire pour nos choix de société. Peut-être ne pèse-t-elle pas bien lourd dans le bilan CO2, mais elle porte une voix nécessaire pour nous rappeler qu'un autre monde numérique est possible.
Possible ? Sans aucun doute. Désirable ? Pour moi, un grand oui ! Indispensable ? 6 des 9 limites planétaires ayant déjà été dépassées, j'en suis convaincu.
Alors, geeks doux rêveurs de tous les pays, unissez-vous ✊

Sources
Les quelques données citées en début d'article proviennent des sources suivantes :
- Les géants du numérique se convertissent au nucléaire, Le Monde, 23/09/2024
- Netflix is Responsible for 15% of Global Internet Traffic, Statista, 01/03/2023
- L’empreinte carbone des vidéos en ligne équivaut à celle de l’Espagne, Courrier International, 16/07/2019
- Climat : l'insoutenable usage de la vidéo en ligne, The Shift Project, juillet 2019
- Digital Report 2024 France, WeAreSocial, février 2024
- Minage de bitcoins : les chiffres fous de la consommation électrique américaine dévoilés, Journal du coin, 02/06/2024
- Quand les GAFAM rallument la machine nucléaire !, France Culture, 17/10/2024
- The growing energy footprint of artificial intelligence, Joule (Cell Press), 18/10/2023